Journal de bord du Jukebox Trio en ballade

 

I.

L’idée

 
- Allez, Marie, viens faire le Jukebox pour les p’tits vieux avec nous !
- Oh ben allez, pourquoi pas !”
Et c’est parti ! Petit verre à La Manille et les trois larrons que nous sommes, préparent ce projet sorti de la petite tête ingénieuse de Camille. Ça commence à peu près comme ça...
“On pourrait construire un Jukebox avec des lumières qui clignotent !”, “Il nous faudra une voiture, on va la customiser en rose, peau de léopard et boa !”, “On aura des costumes à paillettes comme Pascal Sevran !”, “On fait notre intermittence avec ce Jukebox !”, etc, etc…. 

Passés ces longs et bons moments de rigolade, il est temps de s’y mettre plus sérieusement.
Il nous faut d’abord un lieu ; Marie connaît un infirmier. Petit message, contact trouvé et le mail est envoyé.
Ensuite, un projet plus précis ; brainstorming…
     •          Nous voulons que ce soit un moment participatif, pas juste un concert. Les participants choisissent le morceau dans une liste donnée et ensuite ils chantent et dansent avec nous s’ils le veulent. 
     •          Nous voulons interagir avec eux au-delà de la musique. Quels souvenirs cela évoque pour eux ? Quelle est leur chanson préférée ? Leur musicien préféré ? …  L’idée de représenter un jukebox est bonne, ce serait un bon support pour cette interaction. En carton ça fera très bien l’affaire. Dans le salon de Camille, notre jukebox étoilé prend forme.

Et enfin - et surtout - un répertoire ; les résidents d'Ehpad ont entre 70 et 95 ans, alors on table sur un répertoire de leur jeunesse entre les années 40 et 80. Hariz sort sa liste d’expert, grand spécialiste du Jukebox ! Et puis les idées fusent sans cesse, les noms défilent, les mélodies s’ensuivent… Même les voisins de table s’y mettent : “N’oubliez pas Fréhel !”. On en est à plus de 500 titres. Oups…
 

 

II.

 L’organisation

 
Maintenant, il faut jouer et chanter tout ça. Première répétition, qui joue de quoi ? Camille chante, joue de l’accordéon et du violon ; Hariz chante, joue du clavier et de la trompette ; Marie chante un peu, joue de la flûte et de l’euphonium. Parfait ! On tente quelques petites chansons faciles - quoique ? - de Brel. Une heure plus tard, une chanson et demie… On va revoir le nombre de titres à la baisse. À la pause déjeuner du 27 avril 2019, affalés dans le canapé du Cefedem, le sort en est décidé : nous ne chanterons que des tubes de la chanson française avec un maximum de trois titres par artiste. 

Les répétitions s'enchaînent et le contact avec l’Ehpad des Cristallines se concrétise. A vélo dans la pollution urbaine, nous filons à la rencontre du directeur de l’établissement, très intéressé par notre projet. “Ah ce projet est for-mi-dable ! En plus, j’ai aussi joué du piano quand j’avais 10 ans… blablabla... bla...bla…” Bref ! Petite visite de l’établissement : cinq étages dont un en Alzheimer , un “salon” par étage, une grande salle pour l’accueil de jour, etc. C’est décidé, nous viendrons donc en voiture avec tout le matériel, cinq jeudis de suite pour chaque étage avant le goûter de 15h. Donc rendez-vous à 14h. Ah non ! 14h15 parce que les femmes de ménage n’aiment pas les traces de pieds sur le sol encore humide. C’est noté. 
 
Les répétitions s’enchaînent, encore, et Clémence, l’animatrice, qui n’était pas là lors de la rencontre avec le directeur, nous contacte. Quel enthousiasme et dynamisme ! Elle fait la comm’ écrite au sein de l’Ehpad et parle de nous à tous les résidents. C’est génial.

On répète, encore et toujours. Faut dire qu’avec 300 titres, on a de quoi faire.

13h35 voiture, 13h47 rdv devant le Cef’, bouchons, 14h03 arrivée, 14h04 Clémence nous accueille, fidèle à ce qu’on avait perçu au téléphone, trop bien. Bon, c’est sans boa, paillette et chapeau lumineux mais Hariz a sorti la chemise violet-électrique ! On attend la fin du ménage pour s’installer. Clavier, câble, micros, câbles, ampli, câbles, “attention les pieds !”… 
Et musique !!! 
 

 

III.

La rencontre

 

C’est amusant tous ces jeudis qui s’enchaînent. On repère des résidents, des petits gestes, des paroles. C’est super émouvant de voir cette madame chanter à pleins poumons et ces deux femmes, sûrement sa fille et sa petite fille, pleurer à chaudes larmes. Tristesse, joie, nostalgie… ? Un peu tout à la fois sûrement . Quand on la revoit les autres jeudis - c’est une fidèle - elle ne se souvient pas de nous.
“- Ah mais vous êtes revenue, ça fait plaisir de vous revoir !
- Je ne m’en rappelle pas.
- Mais si, y a deux semaines avec votre fille et votre petite-fille.
- Deux semaines c’est long vous savez.”
Quelquefois elle chante, elle s’exprime beaucoup, elle participe et quelquefois pas du tout. C’est étonnant ce contraste. C’est sans doute normal. 

Il y a des jours où ça déborde de joie comme ceux-là où ils dansent, ils chantent, ils communiquent avec nous et entre eux. A l'étage des malades d’Alzheimer, ce monsieur tout édenté chante à tue-tête et se lève sur ses jambes branlantes pour danser. L’aide-soignante lui tient les mains et danse avec lui. Quel sourire incroyable se dessine sur son visage ! Et cette petite dame qui vient nous parler à la fin. On ne comprend rien mais elle n’attend peut-être pas de nous une réponse. Juste un sourire et un contact physique en nous attrapant les mains. Une résidente, visiblement plus jeune, vient lui parler tendrement. Que de gestes doux et attentifs ! 
 
“Merci.”
C’est le seul mot qu’on aura compris. Il nous aura rarement autant marqué.
Dans l'ascenseur, entre deux étages, Clémence est elle-même touchée :

1_la_grande_musique.png“C’était fou cette participation ! Ils ont énormément réagi. Il y a des jours où ils sont très violents envers les autres et envers eux-mêmes et ça les met dans des états de crise. Aujourd’hui, c’était loin d’être le cas.” 
En effet. On a bien fait de venir jouer à cet étage malgré les réserves de l’établissement. 

Et il y a des jours où on aperçoit la mort. Dur à dire mais pourtant bien vrai. Ils sont comme éteints, personne ne réagit, personne ne chante, personne ne veut choisir un morceau. Alors on fait avec, on essaie de les aborder de différentes manières et, surtout, d’être heureux quand même, de chanter avec cœur, d’être les plus souriants possible. 
 
2_le_temps_est_long.pngQuel que soit le jour, on a cette sensation étrange de passer d’un monde à l’autre. C’est étonnant notre vie qui d’habitude ne s’arrête pas ; études, vélo, travail, cours, métro, soirée, courses, voiture, bruit, manif, vélo, encore… Alors que là, stop. Le temps n’est plus le même. C’est étrange, mais ce n’est pas désagréable. À la fois ça nous sort de notre zone de confort, à la fois ça nous fait du bien de voir que la vie ne s’arrête pas à notre train-train euphorique. Dans un autre espace-temps, la vie continue, différemment. Et puis ça nous donne un autre regard sur ces manifestations pour les retraités. On est en quelque sorte dans la rue pour eux mais eux n’y sont pas. C’est tout juste s’ils savent ce qui se passe dans les rues. Ça interroge et ça, c’est bon. 

Camille est encore plus bringuebalée d’un monde à l’autre ; le mercredi elle mène sa séquence de cours avec les petits de 5 ans, le jeudi elle joue pour les octogénaires (minimum). On peut dire que ça la sort de son univers ! Et puis, c’est drôle cette différence d’âge et pourtant cette similitude des réactions. Danser, chanter, sourire… Il n’y a pas d’âge pour tout ça. Et puis, vieillir c’est un peu un retour en enfance qui nous fait du bien à nous, dans la fleur de l’âge comme on dit. Peut-être que ça nous fait moins peur.

Ce jeudi-là, une résidente est venue nous raconter de belles choses quand nous rangions nos affaires :
“-Moi, mon frère était accordéoniste. Il jouait en Bretagne, il animait les bals.
-Trop chouette ! C’était où en Bretagne ? 
-A Rostrenen, mais c’était il y a longtemps. Je travaillais à Paris dans les écoles, pour accompagner les enfants en difficulté. […]
-Je pourrais peut-être chercher des enregistrements de votre frère s’il était en Bretagne. Et la semaine prochaine, j’en jouerai de l’accordéon si vous voulez.
-Non, mais il est mort maintenant mon frère. Il ne joue plus.”

Et alors il y a des jours où on rigole bien ! 
Ce jeudi, c’était gastro, autrement dit, chaque résident doit rester à son étage. Mais alors ce n’est pas ça qui va arrêter cette dame ; elle veut jouer au bridge au 2ème étage, alors elle y va, c’est tout. Ce n’est quand même pas la gastro qui va lui dicter ce qu’elle doit faire ! Quand on la revoit la semaine suivante, elle nous demande La Mer de Charles Trenet, se met à chanter avec nous à pleine voix puis elle s'énerve :
“Mais non, enfin ! Ce n’est pas du tout comme ça que ça se chante ! Ce n’est pas aussi syncopé !” 
On ne s’entend plus! On a l’air finaud à tenter coûte que coûte de finir le morceau… 
“Bon et bien, madame, vous allez chanter à notre place !” 
Pendant qu’on range, le goûter est servi aux résidents. Une petite vieille ne se rend plus compte qu’on l’a oubliée, elle est ailleurs.
“Mais enfin, réveillez-vous, il faut dire, il ne faut pas vous laisser faire ! Il faut se battre sinon on meurt.”

Eh bien celle-là, on s’en souviendra. Quelle teigne mais quelle force de vivre incroyable ! Elle nous a fait rire, mais d’un rire tendre et admiratif. 
Les relations avec ces retraités sont étonnantes. On a plein de respect pour eux et ce respect est si évident qu’il nous permet d’être très francs, très directs. Ils nous rentrent dedans ? Nous aussi. Avec respect, toujours. 

3_peux_pas_choisir.pngPour finir sur une anecdote amusante cette série de jeudi, la dame à la jupe bleue et son inséparable copine, nous a demandé quelque chose de “moderne”.
“-Ah ! Vous voulez du Souchon ?
-... Allez, ça ira oui.”
Ces deux copines sont parties avant la fin bras-dessus, bras-dessous, pour leur rendez-vous chez le kiné. Quelle pluie de remerciements nous est tombée dessus ! Et cette petite phrase murmurée le sourire aux lèvres :
“La prochaine fois, ça serait chouette que vous chantiez du Maé.”

… 
Christophe Maé ?
… 
Bof.

Epilogue

 

La Vie en rose, La Java Bleue, La Montagne… On n’aura joué qu’un quart des 300 titres préparés. Il y a les tubes qui traversent le temps et le reste, on ne refait pas l’histoire de la musique. On était là pour rendre service, pour dévisser un écrou des rouages de la routine, pour, peut-être quelquefois, rappeler un souvenir, réveiller la mémoire, pour s’amuser avec eux. Avec eux, avec les soignants, avec les bénévoles. Pas tous les jours, mais souvent. Et puis vivre à un autre rythme, dans un autre cadre. Se bousculer l’esprit, les a priori, les grandes idées. Bousculer notre routine - parce que oui, nous aussi, finalement, nous avons une routine -. Voir la vie telle qu’elle est ; rire un jour et mourir un autre. C’est normal et c’est beau.

C’était ça notre action.
Et c’était bien.

4_fauteuil.png
 
 

 

 

Colophon
 
Musiciens : Camille au chant, Hariz au clavier, Marie à la flûte
Porteuse de projet, artiste-peintre : Camille
Ingénieur son, responsable technique : Hariz
Chargée de communication, chauffeur : Marie
Auteurs : Camille, Hariz, Marie
Action menée entre le 14/11/19 et le 12/12/19
Journal de bord édité le 07/05/2020 
Rédaction confinée.
 

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