De la pratique musicale en famille

illustration : source personnelle

REJOUER LES RELATIONS INTRA-FAMILIALES PAR L'OUVERTURE DU COURS DE MUSIQUE À TOUTE LA FAMILLE

L’action de médiation dont il est question dans cet article n’en était pas une au départ. Il s'agissait d'un cours particulier à domicile pour un enfant de 8 ans. Finalement elle a concerné trois familles avec lesquelles j’ai eu la chance de pouvoir expérimenter différents dispositifs pédagogiques durant les deux annéess et demi passées en formation (Cfmi de Lyon et Cefedem AuRA). Ce sont des familles issues des classes moyennes à aisées dont les parents sont des cadres moyens à supérieurs ou exerçant des professions de soin ou d’enseignement sur les communes de Lyon et Villeurbanne. Leurs enfants fréquentent souvent l’enseignement public, parfois privé.

Le cadre de ces actions est leur domicile. La famille est un groupe à la fois homogène (par la culture commune et certaines habitudes) et hétérogène par les différences d’âges évidemment, mais aussi par les compétences et les envies musicales, leur rapport à l’apprentissage et à leurs pratiques musicales personnelles.
 

AU COMMENCEMENT
Cela a commencé quand j’ai reçu un appel de parents de la famille A. qui avaient vu mon annonce sur le site le bon coin et souhaitaient que leur fils Jules (8 ans à l’époque) continue ses cours de guitare à domicile avec un nouveau prof. C’était il y a deux ans.

Lors des premiers cours (dans un quartier résidentiel de petits pavillons à Villeurbanne, côté Est du périphérique) j’essaie de discerner chez Jules quelles sont ses motivations musicales, ses envies. Il n’en a pas vraiment. On écoute quelques morceaux que je propose, il aime plutôt tout, sans enthousiasme marqué. Je propose donc des chansons adaptées à son niveau en les jouant pour lui. On se met d’accord sur la chanson Santiano de Hugues Aufray dont il connaît déjà la mélodie comme j’ai pu le voir en observant son cahier de guitare et en lui demandant de me jouer des morceaux qu’il avait appris avec son ancien prof.

Fred, le père de famille vient assister à tout ou partie des cours de guitare, il s’installe dans un coin de la pièce et observe en silence. J’aperçois un jour une guitare qui n’est pas celle de Jules dans la maison et j’apprends qu’elle appartient au père de famille. En posant des questions j’apprends qu’un des buts de Fred était que Jules apprenne la guitare pour ensuite l’enseigner à son père ce qui me semblait déjà une belle inversion de la norme familiale. En apprenant cela je propose en aparté à Fred de venir directement participer aux cours de guitare, avec son instrument. Il semble montrer quelques hésitations puis, avec l’accord de son fils, il accepte finalement de venir faire le test.
 

EQUILIBRE RELATIONNEL, AFFIRMATION DE SOI
Les cours se transforment en séances dans lesquelles il est question de faire de la musique ensemble, avec ce que chacun sait ou peut faire sur sa guitare, avec ce que chacun décide d'apprendre ou apprend malgré lui en pratiquant. Ces séances font apparaître plusieurs éléments et différences entre les deux élèves : Jules n’éprouve pas vraiment de plaisir à s’entraîner sur un morceau, il veut réussir tout de suite à faire de la musique. Fred accepte la dimension « travail » de l’apprentissage de la guitare, dit souvent qu’il faudra qu’il s’entraîne, il le fait parfois entre les cours alors que Jules très rarement (le weekend, à la demande de son père). Assez instinctivement, Jules trouve ou reproduit des éléments musicaux alors que Fred a besoin d’intellectualiser les choses. Après deux ans, Jules est capable de dire ce qu’il aime et ce qu’il aime moins dans la guitare et dans les chansons qu’il joue avec son père. Ils sont capables d’échanger à propos de leur musique avec un langage commun de musicien qu'ils ont développé. Et ils sont capables d’improviser ensemble (c’est un des points forts de Jules). Il arrive autant que ce soit Jules qui fasse remarquer à son père qu’il s’est décalé dans les carrures que Fred qui rappelle à son fils que sur telle syllabe des paroles de la chanson il faut jouer tel accord.
 

TENTATIVE D'ÉLARGISSEMENT À TOUTE LA FAMILLE
Je ne me suis pas arrêté en si bon chemin et j’étais ravi d’entendre que Margot (la petite sœur de Jules) souhaitait chanter. Il fut question qu’elle prenne des cours de chant dans une structure, je proposais qu’elle s’essaye avec nous. Elle accepte. Virginie (mère de famille) décide donc de faire aussi partie du groupe, « pour être avec Margot ». Cela a duré une poignée de semaines puis Margot décide d’arrêter. Un des résultats principaux de cette participation passagère est que le lieu du cours s’est transféré de la petite chambre de Jules au salon-salle à manger, pièce principale du rez-de-chaussée. Dans les moments où ils jouent on l’entend résonner sous le haut plafond et dans toute la maison. Symboliquement et effectivement au cœur de celle-ci. Quelquefois j’entends Margot chantonner quand elle passe dans la pièce et sa décision d’arrêter sonne un peu comme un échec pour moi. Ressenti d'échec parce j'aurai souhaité que toute la famille trouve une place dans cette pratique musicale et parce que je pense que c'était possible. 
 

D'AUTRES FAMILLES
Ce qu'il s’est produit dans la famille A. s’est reproduit à peu de choses près dans deux autres familles. Dans la famille B. la commande consistait en des cours de piano pour Blandine et Coline, mère et fille d'environ 15 ans. Après les deux premiers cours, j’ai demandé à qui appartenaient les deux guitares qui trônaient poussiéreusement dans le salon. C’étaient évidemment celles du père et du fils. L’un avait joué il y a longtemps, l’autre avait appris quelques accords sans y retoucher depuis. Peu à peu Matthieu (le père), dans un jeu de guitare peu sonore mais musical et calé rythmiquement, prit sa place dans le groupe, suivi peu après de Louis, le frère âgé d'environ 12 ans, sur mon invitation et avec enthousiasme. Aujourd’hui ils choisissent et chantent à tour de rôle ou ensemble les chansons de leur répertoire, ils ont des arrangements sur des morceaux d’un répertoire divers. Ils pratiquent entre les cours, souvent chacun.e de leur côté, parfois ensemble. Et à la différence de la famille A. personne n’a décidé d’arrêter. Satisfaction.

Enfin, plus récemment, et grâce au bouche à oreille j’ai fait quatre sessions avec la famille C. La commande était de faire de la musique ensemble. Julie, mère de famille a fait de la clarinette quelques années, a « tout oublié » et ne peut jouer qu’avec une partition transposée pour clarinette en si bémol. Guillaume, a fait du piano, pianote parfois, a déjà joué des accompagnements de chanson. Camille, 15 ans prend des cours de guitare avec un prof particuliers et Clément, 9 ans aimerai bien commencer le piano. Toute la famille se met d’accord pour la chanson Bruxelles du groupe Boulevard des airs. En deux séances d’1h30 on a un arrangement qui tourne et Julie commence à pouvoir communiquer en ut (en sans partition), Guillaume fait la basse au clavier, aide Clément qui joue les accords avec déjà ici ou là un renversement. Une autre alors ? Ils se mettent d’accord pour Je te donne de Jean-Jacques Goldman. Re-belote. Ils chantent parfois tous et sont les premiers surpris de l’effet créé, ils osent jouer fort. Ils sont déjà un groupe de musique, avec une complémentarité presque idéale.

Dans les familles B. et C. il est arrivé que le groupe de quatre soit réduit à deux ou trois personnes pour des raisons de voyage de classe, d’obligations professionnelles, de réunion parents-profs etc. J’ai eu l’impression dans ces moments-là que le duo ou le trio restant était obligé de réapprendre la communication, de réinvestir ses modes de communications, habitudes et reflexes. Tous ces aspects s’en trouvaient également mis en question puisqu’il fallait les réinventer dans une situation plus ou moins inédite, avec un langage musical relativement nouveau pour eux.
Les finalités des projets varient selon les périodes de vacances à vacances : enregistrer leur répertoire, inventer collectivement un morceau, préparer un concert (pour la famille ou des amis par exemple). Chacun.e fixe ses objectifs d’apprentissages et on les évalue ensemble à la fin des périodes.

BILAN ET QUESTIONS
Le résultat plus global de ces actions me semble être la création d’une activité commune entre des personnes qui n’en avaient pas forcément avant, les emplois du temps et les routines de chacun des membres de la famille obligent.
Du point de vue du pédagogue, il me semble que cela facilite les démarches d’exploration et de recherche personnelle. Ne pouvant être à la fois avec les uns et les autres cela m’a amené à réfléchir à des consignes en amont qui me permettaient ensuite de laisser des duos travailler sans moi, chercher par eux/elles-mêmes une manière de jouer une grille d’accords ou de créer une partie piano à quatre mains, ou de s’interroger sur le placement rythmique d’un texte de chanson.

La famille est un des atomes de la société. C’est une structure par définition multi-générationnelle. Aller au cœur de la famille et donner cours dans le salon avec tous, parents / enfants et chacun son investissement, c’est donner la chance aux relations familiales de varier leurs formes dans une pratique ou personne n’est à priori mieux placé pour dire comment la musique doit exister. C’est aussi affirmer qu’il n’est pas moins légitime de jouer Adèle ou Stromae qu’Aznavour ou Queen. Par la musique dans le cercle familial apparaît aussi celle qui nous est propre. La musique tout.e seul.e, en parallèle de celle que l’on fait avec ses parents ou ses enfants. Ainsi est apparu le fait que Jules s’amusait parfois en solitaire avec la gamme pentatonique. Ainsi Fred, qui depuis longtemps avait envie de chanter Damien Saez mais tout seul parce que « ce n’est pas des paroles pour les enfants de 9 ans », me pose alors quelques questions en aparté en fin de cours concernant des rythmiques, des tonalités, des accords trouvés sur internet. Et chacun.e a ses questionnements propres.

On prépare les concerts pour les grands parents et les tontons-tatie-cousins à Noël ou pour d’autres occasions familiales du même type. Quelle musique ? Des chansons choisies dans un répertoire proposé par parents et enfants et aussi des improvisations qu’on aime faire et refaire. On se constitue un répertoire qui devient un socle commun qu’on peut partager à l’extérieur en tant que groupe formé pour une autre raison que les liens du sang. Un groupe dans lequel il y a un ou plusieurs rôles pour chacun ; des rôles différents de ceux induits par les relations parents-enfants et les liens d’autorité impliqués. Un nouveau mode de communication, d’acceptation et aussi des nouveaux liens d’interdépendance (comment faire cette chanson sans le piano de Coline ?).

Développer la pratique musicale dans le cercle privé c’est il me semble un pas important fait vers l’acceptation et la diffusion de celle-ci dans l’espace publique. Transfomer le cours particulier en cours collectif c’est changer le rapport à la pratique instrumentale à l’intérieur même de la maison, dans un des cadres de vie principaux des membres de la famille. Jouer de la musique n'est pas restreint au cadre d'un cours avec un élève et un prof. C'est quelque chose qui appartient à tou.te.s et qui se passe à la maison. On y joue "notre" musique, celle qu'on a choisi. Tout le monde est plus ou moins débutant et c'est normal de se tromper, de se perdre, d'être trop concentré sur son instrument pour pouvoir écouter les autres. J'ai moi-même souvent préféré amener des instruments qui n'étaient pas présents et avec lesquels je débutais plus ou moins (violon, trompette, clarinette). Je n'ai pas non plus hésité à me "mettre en danger" (je suis encore vivant) et à me tromper beaucoup histoire de donner l'exemple, et avec plaisir.
 

Share this post

Leave a comment

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.