Animation d’un atelier musical dans un foyer de protection judiciaire de la jeunesse, ou comment se réinventer dans un cadre d’intervention inhabituel ?

       Pour mener notre action EAMC, nous avons choisi d’intervenir dans un foyer de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, auprès d’adolescents mineurs en placement suite à une décision judiciaire. L’Etablissement de placement éducatif (EPE) de Saint-Genis-les-Ollières (69) accueille 10 jeunes, qui sont encadrés par une équipe d’éducateur·rices. La plupart des jeunes sont présent.es pour 6 mois, ou au maximum une année sur le foyer. 

COMMENT NOUS SOMMES-NOUS PREPAREES A INTERVENIR DANS CE CADRE INCONNU ?

     En amont des ateliers, nous avons rencontré deux éducatrices qui nous ont présenté la structure et le public. L’équipe était très enthousiaste à l’idée du projet. Une expérience similaire réalisée antérieurement, plus axée sur l’écriture, avait bien fonctionné. De cet échange préparatoire, il est ressorti qu’il était important pour l’équipe que nous proposions un format qui permette d’accueillir de nouveaux jeunes au cours de l’action. Les éducatrices ont également insisté sur l’enjeu de l’adhésion des jeunes aux activités proposées. En effet, si la participation à la première séance était obligatoire, les jeunes n’étaient pas obligés de revenir par la suite s’ils ne le souhaitaient pas. Cet enjeu a été un élément central dans le déroulement de notre action, tant dans sa construction que dans la façon dont nous l’avons vécue. La pratique habituelle d’un.e professeur de musique en école de musique est d’organiser des temps d’apprentissage pour des élèves majoritairement volontaires et désireux de pratiquer. Quel dispositif de pratique musicale pouvions-nous imaginer en partant du principe que l’engagement des participantes n’était pas un acquis, mais un enjeu ?

COMMENT L'ACTION NOUS A AMENEES A NOUS REINVENTER ?

Nous adapter à ce qui motivait le public : se former à ce qui pourrait susciter l'engagement

    Il était très difficile de motiver les jeunes. Ce ne sont pas eux qui ont choisi de participer à l’atelier musique, ce n’est pas une démarche volontaire, donc les entraîner dans les activités proposées n’a pas été chose facile. Il n’y avait aucun faux-semblant, ils n’ont pas fait ce qu’on leur demandait par politesse ou par culture de l’autorité. Par exemple, lorsque nous faisions écouter les styles que chacune écoutait, ils n’hésitaient pas à dire franchement ce qu’ils pensaient. Nous avons trouvé amusante la réponse de l’un des jeunes lorsque Maya a fait écouter un des morceaux qu’elle aime (musique des caraïbes), et qu’on lui a demandé ce qu’il en pensait : "Ça me dérange pas. Genre si quelqu’un met ça dans la voiture je lui dis pas de changer.” Cette attitude très directe et entière entraînait donc une certaine exigence dans ce que l’on proposait. On ressentait une nécessité d’essayer de rendre l’activité attrayante, et donc de potentiellement adapter nos propositions dans le cas où les jeunes n’accrocheraient pas. C’était peu habituel par rapport à un public d’école de musique.

Nous avons eu plusieurs stratégies pour essayer de leur proposer quelque chose qui les motive. La première séance devait porter sur les percussions corporelles, ce qui n’a pas du tout suscité leur engouement. Nous avons donc réorienté la séance vers une séance pendant laquelle chacun.e (jeunes, éducateurs et nous-même) a pu faire écouter aux autres une musique qu’il.elle aime. Cette séance a permis d’explorer différents univers musicaux, de découvrir les goûts de chacun.e, et dans une moindre mesure d’expliquer ce qui pouvait nous plaire ou non dans un style.
   L’appétence musicale des jeunes allait essentiellement en direction du rap. Nous avons donc décidé de leur proposer de créer un morceau autour de cette esthétique. Cela était périlleux car aucune de nous trois n’était vraiment familière de ce style de musique, en termes de pratique. Cette pratique impliquait beaucoup d’éléments de musique électronique, qui était un univers plutôt inexploré pour notre part. 
   C’est pourquoi, pour la deuxième séance, nous avons choisi le logiciel Bandlab qui permettait de créer des rythmiques, avec un éventail de possibilités intéressantes, et ce sans nécessité de matériel trop spécialisé.

De l'inconfort formateur et productif

   Beaucoup d’inconfort a été ressenti de notre côté durant ces séances : le public était inhabituel, le matériel inhabituel pour la plupart d’entre nous, l’esthétique inhabituelle… Beaucoup d’énergie devait être déployée pour tenter de les faire adhérer au projet. Mais cet inconfort a été moteur pour nous pousser à chercher d’autres façons de faire, à échanger, à apprendre à utiliser le matériel. La première séance était une des plus compliquées car il n’y avait vraiment pas d’attrait pour ce que nous proposions de la part des jeunes. Il y avait aussi un peu d’intimidation de notre côté, puisque nous étions de deux univers différents et que nous ne nous connaissions pas encore.

     Nous ressentions également de l’inconfort en terme de posture. Il était difficile de savoir ce que les jeunes attendaient de nous, et donc comment se positionner, quel rapport créer avec eux : les motiver, les convaincre que ce qu’on allait faire était intéressant / les encourager / les aider en cas de difficultés / ne pas trop être sur leur dos / ne pas leur imposer des activités qui ne les emballent pas. Il y avait l’enjeu de ne pas rentrer dans un rapport de hiérarchie, et l’importance de respecter ce qu’ils avaient envie de faire ou pas, car un des enjeux les plus importants était leur adhésion. 

    Pour certaines séances, il y avait plus d’adultes que de jeunes. C’était problématique car cela exerçait sûrement une certaine pression pour le jeune et un manque d’espace pour faire ce qu’il a à faire, comme si il y avait toujours un adulte sur le dos pour lui proposer de l’aide ou commenter ce qu’il fait, ce qui pouvait être envahissant.
   De plus, même si nous essayions d’aller voir ce que chacun faisait individuellement durant les séances, certains semblaient ne pas apprécier nos interventions / remarques, certains avaient un rapport complexe aux compliments. Nous avons donc dû trouver une posture qui soit à la fois force de proposition sans être trop dans l’action : la posture n’a pas été simple à trouver, il y a eu certains moments de flottements.

Gérer le groupe : profiter de la dynamique de groupe tout en la régulant

    La dynamique de groupe a été un facteur important du déroulement des séances. En effet, certains jeunes avaient des personnalités assez fortes, ce qui rendait les séances dynamiques, mais avait tendance à représenter une difficulté pour les jeunes plus introvertis. On ressentait beaucoup de complexe d’infériorité. Au bout de la deuxième séance, l’attitude d’E., très réservée et très réticente à faire quoi que ce soit, par flemme selon ses dires, nous a interpellé. Nous avons échangé avec les éducateurs pour avoir leur avis, et éventuellement proposer quelque chose d’adapté, comme séparer le groupe en deux et faire quelque chose de plus individualisé avec E., afin qu’elle puisse trouver un espace dans lequel elle se sente à l’aise pour profiter des activités. Nous soupçonnions qu’elle ait du mal à trouver sa place au sein de ce groupe de garçons assez extravertis. Elle n’a finalement pas souhaité que nous adaptions le format de l’atelier. Elle est revenue pour la troisième séance, au cours de laquelle elle a réalisé une rythmique avec l’aide de Jenifer, une éducatrice, puis nous ne l’avons plus revue à l’atelier.
Il y avait une réelle nécessité de s’adapter à ce public, qui n’a pas choisi d’être là. Aussi, le fait d’être des femmes d’une part, et d’autre part qui ne viennent du même milieu, n’a pas facilité une adhésion par l’identification. Il a été nécessaire de mettre en œuvre une écoute active très forte, pour arriver à comprendre ce qui les motivait. Beaucoup d'adaptation a également été nécessaire pour saisir au vol ce type d’informations, et s’en nourrir pour adapter ce qui a été proposé et d’aller dans le sens de ce qui a suscité l’intérêt.

LES EDUCATEUR.RICES : LEURS ROLES PENDANT LES ATELIERS ET CE QUE L'ACTION A PROVOQUE POUR EUX.ELLES.

    L’éducatrice la plus enthousiaste n’a malheureusement pas pu suivre le projet, mais nous avons été en lien avec deux éducateurs investis (Corentin, et Jennifer se partageant avec ses fonctions de responsable donc observant un peu plus de loin).

Un rôle de médiation

    Les éducateurs ont eu un rôle important dans cette action. Comme nous n’étions pas connues des jeunes, ils étaient les personnes en qui ils avaient confiance et en présence de qui ils pouvaient parler plus aisément. Parfois, l’un d’entre eux pouvait faire référence à un événement de leur vie au foyer, et ainsi faire du lien entre l’atelier et leur vie, pour qu’ils sentent que ce qu’on leur proposait ne sorte pas de nulle part. La connaissance qu’ils avaient des jeunes nous a aidées à entrer en communication avec eux et à faire qu’ils se sentent en confiance avec nous. On a, à chaque fois, pris le temps d’arriver un peu en avance et de rester discuter après. Ces temps ont été précieux pour se tenir au courant de qui allait être présent, de qui était en train de vivre quoi “Un.e tel ne va pas être là aujourd’hui car il est en jugement”, de nous rendre compte que, très clairement, nous vivions une réalité très éloignée de la leur. Globalement, ils nous ont aidé à rester positives en nous encourageant. Par exemple, avec un comportement de fuite d’un jeune en cours d’atelier, ils nous ont expliqué que ce n’était pas grave, pas en lien avec nous ou avec le déroulement de l’atelier.

Des appuis pour susciter la motivation

    Les éducateurs nous ont beaucoup aidé en se prêtant au jeu des activités proposées, en canalisant parfois le comportement de certains jeunes, en les encourageant à faire les activités, quitte à les commencer avec eux. Le fait de se faire écouter chacun nos goûts musicaux a pu également permettre de créer une petite proximité en plus entre les éducateurs et les jeunes. C’était un rapport inhabituel entre eux. Lors d’un atelier, une des éducatrices a été très aidante pour la participation d’une des jeunes. Cette jeune (E.) avec la présence des autres jeunes, et la nôtre, ne décrochait pas un seul mot et ne manifestait aucun enthousiasme à l’idée de faire le travail proposé. La séance où une éducatrice qui la connaissait bien est restée avec nous, elle s’est mise avec elle à l’ordinateur et a commencé à bricoler un son avec l’ordinateur, avant qu’E. s’y mette. Elle lui disait “Regarde, moi je vais faire ça, je vais mettre tel son ici, et tel son ici, ça sonne bien non?” “Vas-y à ton tour”. Ainsi, les deux se succédaient, E. s’est prise au jeu et a fini par faire quelque chose. C’est le seul moment où E. a été en action. Je pense qu’aucune de nous trois n’aurait su comment s’y prendre avec E., son refus de tout et son absence de parole nous a toutes les trois décontenancé. Je ne sais pas si nous aurions eu l’idée ou même l’énergie pour prendre E. par la main de cette façon. Dans un autre cas, le cas de T., nous avons remarqué qu’il n’avait pas du tout confiance en lui par rapport à deux autres jeunes qui étaient très moteur. Dès qu’il faisait quelque chose, il ne voulait pas nous le faire entendre et disait que c’était nul. On a donc pris soin de l’encourager de manière peut-être un peu insistante. Mais à la fin d’un atelier, un éducateur nous a indiqué qu’il n’aimait pas les compliments, que cela le faisait fuir, qu’il n’y croyait pas. Sans l’éducateur, nous aurions sûrement continué à l’encourager alors que c’était contre-productif. Leurs compétences et les nôtres ont su se jumeler de façon à créer une atmosphère qui soit la plus sécurisante pour les jeunes. Cela nous a aussi permis de nous rendre compte de la difficulté du travail que font ces éducateurs.ices au quotidien, de l’investissement avec lequel ils font ce travail et s’acharnent pour pouvoir sortir un sourire, un mot, un espace de possibilité d’estime de soi à ces adolescent.es rejeté.es du système et ont une image d’eux-mêmes très négative. 

    Les éducateur.rices nous ont aussi permis de nous rendre compte de ce qu’on ne pouvait pas faire. Au tout premier atelier, par exemple, avec notre idée de faire de la percussion corporelle : l’éducateur présent avec nous sur l’atelier nous a tout de suite fait comprendre que ça ne marcherait pas. Sans son avertissement, nous aurions reçu un “non” direct des jeunes, ce qui aurait sûrement été plus déstabilisant pour nous.

   Ce qui a été conclu avec eux lors de notre dernière visite, c’est que, si un tel atelier était à refaire, on le referait avec plus de préparation en amont ensemble. Mais c’est vrai que, pour cela, il nous aurait fallu trouver du temps en commun. Pas si simple quand on est si nombreux et occupés par plein d’autres choses.
Ils se sont pris au jeu avec nous. Sans eux, nous n’aurions pas pu avancer de la même manière. Un des soucis de notre dispositif est que sur certaines séances nous étions plus d’adultes que de jeunes, et cela pouvait avoir un côté impressionnant pour eux, et leur donner l’impression d’être trop surveillés. 

UN BILAN DIFFICILE A ETABLIR

Des attitudes difficiles à interpréter

   Notre état d’esprit à la fin de chaque séance reflète bien notre sentiment en cette fin d’action : à la fin de chaque séance, il était difficile de savoir si cela s’était bien passé ou non. Plusieurs paramètres nourrissaient ce sentiment. Il y avait toujours des jeunes qui partaient en cours de séance, ce qui était déstabilisant pour nous. Est-ce que l’atelier ne leur plaisait pas ? Avions-nous fait quelque chose de maladroit qui aurait pu être mal perçu ? Nous essayions de comprendre des attitudes qui étaient très inhabituelles pour nous et nous nous remettions beaucoup en question dans ce qui avait pu les provoquer. 

Se détacher de l'objectif fixé initialement

   Nous rencontrions de plus de grosses difficultés pour arriver à leur faire enregistrer quelque chose car les jeunes décrochaient souvent après avoir fait deux, trois essais, ou alors aucun, alors que c’était un des aspects principal et nécessaire du projet pour le mener à bien. 
   Nous essayions de nous détacher de ces aléas pour essayer de voir ce qui avait été positif pendant la séance malgré tout : ce qu’il s’y était passé, ce que les jeunes avaient eu l’occasion de faire. Ce n’est pas parce que nous n’avions pas réussi à les faire enregistrer qu’il ne s’était rien passé de positif pendant la séance. Il nous était difficile de s’écarter de l’objectif qu’on s’était fixé. 

    A chaque séance, nous vivions un ascenseur émotionnel important. Nous oscillions constamment entre le découragement de voir les jeunes qui n’étaient pas motivés et attentifs pour ce que nous proposions, leur départ éventuel de la séance au milieu de celle-ci, et la satisfaction qu’ils soient venus à l’atelier, et qu’ils manipulent le matériel que nous avions apporté. Tous ces événements se succédaient de façon continuelle et assez rapide. On a pu ressentir de l’enthousiasme quand les jeunes adhéraient à une activité, par exemple quand A. était motivée pour enregistrer sa chanson : Cover Vivo per Lei par A.; ou quand Z. a réalisé une version d'une chanson d'un rappeur qu'il aime écouter: Cover Nino par Z.; C’était assez satisfaisant de voir que l’atelier marchait, ou encore quand M. a écrit un long texte, et l’a ensuite enregistré. Mais on pouvait également se sentir impuissantes dans certaines situations. Par exemple lors d’une des séances, l’un des jeunes qui ne se prêtait pas souvent aux activités a eu l’envie soudaine d’aller enregistrer, sauf que le micro n'était pas disponible avant 5, 10 min. Ce temps fut suffisant pour qu’il renonce, se décourage et parte de la séance. C’était éprouvant d’accueillir toutes les émotions que cela provoquait en nous, et de malgré tout fournir l’énergie pour mener le déroulement de l’atelier. Cependant, nous avons finalement disposés de suffisamment d'enregistrements, réalisés par presque toustes les jeunes participant.es, pour produire à la fin du projet une piste audio mếlant les différents sons produits : Projet musique - La fabrique à Sons - EPE Saint-Genis les Ollières

Des questionnements qui restent sans réponse

    La séance de restitution/bilan des ateliers s’est déroulée de la même manière : aucun des jeunes ayant participé à l’action n’est venu à cette séance, et nous restons donc avec des questions : l’atelier leur a-t-il plu ? Sont-ils contents d’avoir participé à la réalisation d’un morceau ? Cependant, même s’il est difficile d’avoir accès à leur ressenti, l’action a forcément provoqué quelque chose en eux. Néanmoins, nous devons rester avec cette interrogation sur le sens que l’action a pu avoir sur eux, et accepter un potentiel échec.
Même si nous n’avons pas de certitudes sur ce que ces ateliers ont provoqué pour les jeunes, nous pouvons conclure que cela a été une expérience pour les deux côtés : la rencontre de deux mondes qui ne se connaissaient pas. Cela a été, dans tous les cas, source de questionnement quant à notre apport par ce type d’action et comment nous pouvions mettre les choses en œuvre pour la concrétiser et lui donner du sens. 
 

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